Les courbes des corps et les lignes des environnements bâtis sont immortalisées avec la même curiosité bienveillante par la photographe allemande Nanne Springer. Rencontre avec l’artiste émergente basée à Montréal.
De ses clichés en noir et blanc à l’argentique où l’on observe des humains en mouvement ressortent des émotions vives. Une présence végétale s’invite de temps à autre et ajoute de l’émotion à la sensualité ambiante.
Tout aussi habile pour sublimer la géométrie du quotidien en photographie d’architecture, l’artiste se donne le droit de mener parallèlement deux pratiques photographiques très différentes, mais avec la même intention d’offrir des images qui résonnent, à la fois délicates et puissantes.
Nanne Springer a également cofondé la plateforme Lichtkammer avec son conjoint, l’artiste photographe Frédéric Arthur Chabot. Sur ce site web, le couple vend leurs créations sous forme de prints conçus dans leur chambre noire personnelle. Chaque œuvre n’est tirée qu’une seule fois.
Comment l’art s’est-il imposé à toi?
Lors de mes études en Suède, j’ai eu du mal à cultiver un sentiment d’appartenance ainsi que ma compréhension de moi-même et du lieu où je vivais. J’étais assez mécontente de mes choix de cours à l’université, ainsi que des journées courtes et sombres de l’hiver suédois passées dans la solitude. Je ne savais pas du tout ce qui allait se passer lorsque je rentrerais en Allemagne.
Par contre, je me suis rendu compte que ce qui m’avait accompagné en Scandinavie, c’était la photographie. Mes parents m’avaient donné un appareil photo et, chaque jour, pour sortir un peu de ma tête et de ma minuscule chambre d’étudiante qui avait la taille d’une cellule de prison, je prenais des photos. À la façon d’une méditation, d’une auto-guérison. J’ai ainsi découvert ce que je devais faire.
Après l’obtention de mon diplôme en économie et études scandinaves, j’ai déménagé au Canada et je n’ai jamais vraiment travaillé dans le domaine lié à mes études! À la place, je n’ai voulu qu’une seule chose: explorer et comprendre qui je suis en tant que photographe, où cela me mènera et si je pourrais peut-être en vivre un jour.
Comment définis-tu ton univers artistique?
Ce qui est là depuis le début, c’est la photographie argentique. J’aime le processus artisanal, la partie tangible, l’échange palpable et spontané avec mon entourage, les gens, les lieux. Il n’y avait pas vraiment de but par contre, juste l’immense envie d’en faire.
Ensuite, en essayant toutes sortes de façons étranges et inconfortables de photographier, j’ai réalisé que la photographie d’architecture est ce qui m’attire le plus. J’aime avoir cette possibilité de travailler seule, de photographier un lieu pendant plusieurs heures, de comprendre les lignes et la lumière avec laquelle les architectes ont travaillé: tout cela m’obsède. Pour cela, il m’a fallu apprivoiser la photographie numérique. Finalement, ce n’est pas si différent de l’argentique, il y a juste plus de paramètres… dont la plupart ne me servent jamais! [rires]
«Je photographie pour le plaisir, pour la simple joie de partager, de regarder, de trouver.»
De quelle façon concilies-tu tes deux «signatures photographiques»?
Au début, je me sentais très consciente de cette scission au sein de mes pratiques photographiques, cette dualité en moi. Puis-je être honnête dans les deux disciplines à la fois?
D’un côté, il y a le monde numérique de la photographie architecturale avec ses mathématiques, sans parler du volet commercial qui vient avec. Et de l’autre côté, l’imprévisibilité et la spontanéité de la photographie argentique et artistique, le cœur et ses questions, l’interaction humaine, etc. J’ai une pratique qui paye le loyer, et l’autre qui ne paye… rien! [rires]
Et, en effet, je photographie [en argentique] pour le plaisir, pour la simple joie de partager, de regarder, de trouver. J’ai déjà pensé qu’il me fallait cacher un monde à l’autre. Je me suis aussi demandé si je ne devais pas choisir une bonne fois pour toutes une seule pratique photographique au détriment d’une autre.
Aujourd’hui, j’ai compris que j’ai besoin des deux, et plus que ça, qu’elles ont besoin l’une de l’autre. L’architecture, ce n’est pas simplement les bâtiments, les villes ou les rues, c’est aussi en nous, dans nos corps, à l’intérieur des échanges, de la langue.
Et c’est la même chose quand on pense à la confiance, à l’aspect ludique et à la charge émotionnelle lors de la création avec les autres, autant dans ma pratique personne que pour la photographie d’architecture. Par exemple, c’est très intime pour les architectes de choisir leur photographe, parce que leurs murs respirent la vie, la sécurité, la maison, la famille, la santé.
Suis-je photographe d’art ou photographe d’architecture? Peut-être que je ne suis ni l’une ou l’autre, je réside dans l’écart qui existe entre ces deux pratiques, à la frontière de ces deux univers visuels.
Parle-nous du projet sur lequel tu travailles en ce moment…
Mon projet principal s’intitule Erinnerung. Cela signifie mémoire en allemand. J’explore le transfert entre notre mémoire et celles des autres, ce qui constitue un véritable souvenir et ce qui ne l’est pas. La mémoire peut-elle être fausse ou bien évolue-t-elle simplement avec nous?
Et puisque la mémoire est une expérience individuelle et que nous ne serons jamais vraiment capables de partager, de transmettre cette réalité avec les autres, est-ce que notre mémoire fait réellement de nous ce que nous sommes? Qui sommes-nous si ce n’est une collection de souvenirs que les autres ont de nous? Comment évoluent nos souvenirs? Bref, il y aura sûrement davantage de questions qui guideront ma création.
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article rédigé par : Claire-Marine Beha
écrit le : 18 avril 2021