Réalisateur de films expérimentaux, Guillaume Vallée développe une esthétique étrangement intemporelle à travers un art visuel peu populaire. Le cinéaste ravit notamment les amateur.ices de glitch avec une production d’images en mouvement, souvent manipulées ou distordues, où une poésie en filigrane se déploie autour de sujets, pour leur part, bien tangibles.
L’artiste met en lumière la pellicule et ses possibilités, un objet qui mérite encore notre attention à l’ère du tout numérique. Dans ces œuvres étonnantes, l’imperfection est reine et la trace du créateur se fait ressentir. Après une brève rencontre dans l’épisode 4, on reprend contact.
Parle-nous un peu de ton médium, la vidéo.
Je travaille principalement sur pellicule Super8, 16mm et vidéo analogique, depuis plus de dix ans. Mon rapport aux médiums que j’utilise s’est développé à travers leur matérialité. Je m’inspire de l’animation expérimentale et du cinéma structurel. Ma pratique est processuelle, et l’expérience ainsi que les découvertes issues de mes recherches me nourrissent. En fait, je tente de faire sens avec la technique.
En intervenant directement sur l’émulsion filmique, avec la peinture ou les traitements chimiques, je laisse une place importante à la possibilité de l’accident et à ma propre physicalité. Je trouve intéressant de rendre les mécanismes de création explicites, d’assumer intégralement le médium que j’utilise, en ne me limitant pas uniquement au cadre, mais à son entièreté; aux perforations, à la bande sonore optique, au cadre/hors-cadre, etc. De la même manière que l’animateur tchèque Jan Svankmajer, qui m’inspire depuis longtemps, lorsqu’il laisse ses traces de doigts sur l’argile de ses figures animées. La trace indicielle devient évidente pour les spectateurs et ajoute une touche conceptuelle à l’œuvre.
J’utilise régulièrement des images d’archives [cinéma dit de «found footage»] afin de les recontextualiser à travers une altération physique, un remontage et une rephotographie. Je m’inspire notamment du travail d’Al Razutis et de ses film/video hybrids, où il y a de multiples passages entre la pellicule et la vidéo. Il s’agit d’un processus créatif qui permet une exploration très poussée des limites médiatiques. Les dispositifs mis en place pour la création de ses films/video hybrids me sont utiles lors de mes performances audiovisuelles, en travaillant différents moyens de projection et de rephotographie dans un contexte live.
Quels sont les enjeux que tu rencontres en tant que cinéaste expérimental?
Au Canada, nous avons la chance d’avoir des possibilités de financement des Conseils des Arts pour les pratiques dites expérimentales et des centres d’artistes qui appuient ces créateur-ices, comme Vidéographe et Main Film. Mais les bourses sont difficiles à obtenir, donc on doit régulièrement autofinancer nos propres réalisations.
Pour ma part, j’opte pour une pratique DIY [Do-It-Yourself], en utilisant des outils technologiques qualifiés de «désuets» par l’industrie. La pellicule est dispendieuse, je tourne donc régulièrement en Super8 parce que c’est plus abordable. Je développe ensuite mes pellicules à la main, dans ma salle de bain, où un puits de lumière est bouché avec des draps noirs. J’aime altérer l’émulsion, en développant les images de façon artisanale dans des seaux et en solarisant le tout à la lampe de poche. Il me faut ensuite faire numériser les pellicules à Toronto pour avoir la meilleure qualité d’image possible.
On a inculqué aux jeunes garçons beaucoup de comportements malsains qui n’ont fait qu’accroître leurs complexes physiques et psychologiques. Par exemple, l’idée qu’un homme ne doit pas se montrer fragile ni ne peut verser une larme ou encore demander l’aide d’autrui.
Difficile d’éviter la question: est-ce que 2020 a eu un impact sur ta démarche artistique? Comment traverses-tu cette année si particulière?
Comme pour bon nombre de personnes, cette période est très stressante. Je suis tout de même heureux de traverser le confinement avec ma douce amoureuse, l’artiste visuelle Sarah Seené. On s’accompagne et on tente de s’inspirer mutuellement durant cette épreuve! Pour les artistes, c’est difficile. On a l’impression que la culture s’effondre devant nos yeux et la situation est encore plus précaire qu’à l’habitude. Pour ma part, l’aide financière du gouvernement a été d’un grand secours. Mon fils de 9 ans, William, est chez nous une semaine sur deux et, étant donné que l’école a été fermée jusqu’en septembre dernier, nous avons passé beaucoup de temps ensemble. J’ai pu continuer la création artistique chez moi, dans mon studio, ce qui m’a permis une flexibilité supplémentaire en cette période instable.
Les récentes vagues de dénonciation ont aussi amené leur lot d’émotions. Je m’intéresse et m’informe de plus en plus sur les conséquences du patriarcat et sur mon éducation en tant qu’homme. Il y a beaucoup à déconstruire afin de vivre une masculinité saine et cette remise en question constante m’apparait plus qu’essentielle. L’année 2020 nous a permis, ma partenaire et moi, de discuter avec William de ces différentes problématiques sociétales afin qu’il soit conscient de leur existence, afin qu’il y réfléchisse. Nous voulons l’outiller à comprendre comment il peut contribuer à une société plus saine et bienveillante.
Vidéoclip de Cédrik St-Onge réalisé par l’artiste.
Tu nous invitais justement en avril dernier dans ton atelier alors que tu travaillais sur un projet intitulé Monsieur Jean-Claude. Tu y décortiques apparemment le concept de masculinité…
Oui, Monsieur Jean-Claude! Le film vient tout juste d’être terminé. Voici le synopsis, pour vous donner une piste de lecture:
Jean-Claude Van Damme est de retour, et cette fois c’est personnel! 72 photogrammes construits à partir d’une bande-annonce sur 35mm de l’opus de JCVD The Quest (1996). Un réexamen de mes conceptions de la masculinité à travers la déconstruction des images vues à répétition durant mon enfance.
Il y a encore de nombreux tabous autour de la masculinité. Quand j’étais jeune, j’adorais les films d’action et Jean-Claude Van Damme était mon acteur préféré. Il est une figure de loup solitaire, musclé à bloc, sauveur et capable de se sortir de tous types situations improbables. Ses rôles véhiculent des comportements misogynes et machistes qui ont toujours comme récompense une femme hypersexualisée. On nous a toujours appris à aimer ces personnages! On a inculqué aux jeunes garçons beaucoup de comportements malsains qui n’ont fait qu’accroître leurs complexes physiques et psychologiques. Par exemple, l’idée qu’un homme ne doit pas se montrer fragile ni ne peut verser une larme ou encore demander l’aide d’autrui. Ces injonctions nourrissent un modèle patriarcal qui est toxique pour tout le monde.
Avec Monsieur Jean-Claude, je souhaite désacraliser la persona de JCVD, en utilisant une boucle de 72 photogrammes à répétition, sur pellicule 16mm, une scène où il effectue son coup de pied-signature. J’y ai également inclus sa voix, tirée du film Bloodsport. J’en ai extrait tous les passages où Jean-Claude Van Damme exprime une vulnérabilité ou qu’il fait preuve de sensibilité par exemple lorsqu’il s’exclame: «I’m sorry», ou bien «I love you my friend».
La musique du film a été composée par mon collaborateur cosmique, Hazy Montagne Mystique. Le son a été transféré sur pellicule 16mm (son optique imprimé sur la pellicule, à côté de l’image), afin que je puisse retravailler manuellement le son. Certains extraits musicaux du film Bloodsport ont été inclus. La musique des scènes de combat change en fonction de l’état du protagoniste. Je l’ai donc extrait lors des scènes où JCVD perd un combat ou est violemment frappé par son adversaire. Je voulais que ce film soit mon rituel de désacralisation d’un stéréotype toxique. J’ai eu la chance de réaliser le film lors d’une résidence de création durant une année chez Main Film (La Manufacture de Films) de 2019 à 2020 avec le soutien financier du Conseil des Arts du Canada.
Quels sont tes projets en cours?
Je reviens tout juste d’un séjour à Saturna Island, en Colombie-Britannique, où j’ai suivi une formation sur la vidéo stéréoscopique (vidéo 3D) avec Al Razutis, un artiste fabuleux qui travaille l’image expérimentale depuis plus de 50 ans. Fortement inspiré par nos discussions et son apprentissage, je me suis muni d’une caméra 3D et j’ai entamé une série de projets pour explorer l’hybridité analogique et stéréoscopique. Je prépare actuellement une demande de bourse pour réaliser un essai documentaire sur la pratique d’Al Razutis, sur l’art holographique et le cinéma 3D au Canada. Si seulement les gens avaient connaissance que dans son studio, sur une île de 250 habitants, entre Vancouver et Victoria, est hébergée la plus grande collection d’art holographique au Canada!
Je travaille également sur un projet de vidéoclips pour le groupe Ce qui nous traverse (projet de Paul Karazivan et Hubert Gendron-Blais), en collaboration avec la vidéaste Larissa Corriveau. Un projet fascinant sur la municipalité québécoise de Sainte-Barbe.
De plus, je développe un court-métrage sur mon fils William et ma paternité. Encore une fois, le projet traitera des conséquences du modèle patriarcal pour les hommes, en relatant de façon poétique le développement de ma relation avec mon fils à travers les différentes épreuves que j’ai dû subir au cours des dernières années. J’aborderai les thérapies, le sentiment d’injustice, les groupes de parole, la reconnaissance ou encore l’amour d’un père pour son enfant (chose qui est souvent minimisée par notre société). Ce projet est ambitieux et j’ai conscience que je devrai être prudent dans ma façon de présenter mes ressentis, sans démoniser, afin que d’autres pères puissent se reconnaître dans mon expérience.
article rédigé par : Claire-Marine Beha
écrit le : 16 novembre 2020